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Soulouque

Le Massacre des « Braceros » en 1937

LE COIN DE L’HISTOIRE

  • Le Massacre des « Braceros » en 1937 par Charles Dupuy

Le samedi 2 octobre 1937, le président Raphael Léonidas Trujillo, en tournée officielle dans la ville frontalière de Dajabon, déclarait, dans une harangue enflammée prononcée devant la foule venue l’accueillir : « Aux Dominicains qui se plaignent des déprédations de la part des Haïtiens, qui vivent parmi eux, je réponds : nous réglerons cette affaire ! D’ailleurs, nous avons déjà commencé ! Environ trois cents Haïtiens ont été tués à Banica. Et nous devons continuer à résoudre ce problème ».

Trujillo annonçait donc ses intentions, approuvait publiquement la corte, ordonnait le massacre des Haïtiens. Dans la nuit même du 2 octobre 1937, commença dans la région de Dajabon un massacre de ressortissants haïtiens qui dura jusqu’au matin du surlendemain. Pour tuer leurs victimes, les soldats dominicains reçurent l’ordre formel de Trujillo de ne les assassiner qu’à l’arme blanche. Les meurtriers utiliseront donc des haches, des poignards, des baïonnettes mais surtout des machettes, afin de tromper les éventuels enquêteurs étrangers, en faisant croire qu’il s’agissait d’une tuerie spontanément organisée par des paysans dominicains en révolte contre les bandits, les voleurs de bœufs haïtiens.

Personne ne fut épargné. Avec une méchanceté démoniaque, les soldats égorgèrent indistinctement les hommes, les femmes et les enfants haïtiens qu’ils rencontraient sur leur chemin. Ces assassinats massifs s’étendirent dans toute la région nord de la frontière. On tua les Haïtiens à Santa Cerro, à Banica, à Dajabon, à Guagual, à Monte-Cristi, à La Vega, à Sabaneta, et ainsi simultanément dans une soixantaine de localités dominicaines. Bien que l’évaluation du nombre exact des victimes de ce carnage soit bien difficile à établir, les observateurs s’accordent habituellement autour du chiffre de vingt mille morts, bilan humain qui leur semble assez juste et nullement exagéré.

Dès le lendemain, les rescapés affluaient dans une épouvante affolée du côté haïtien de la frontière. Une fois mis au courant de l’hécatombe, l’évêque du Cap, Mgr Jean-Marie Jan, se faisait conduire à toute allure sur la frontière, afin de donner, de la rive haïtienne de la rivière du Massacre, la bénédiction aux morts et l’extrême-onction aux agonisants. Quelques jours plus tard, arrivait à Port-au-Prince le rapport du consul haïtien à Dajabon, Arnold Fabre, qui accabla de consternation l’administration haïtienne. Vincent chargea le ministre Charles Féquière de faire enquête sur la situation. Peu après, Vincent se rendait, abasourdi, sur la frontière par où arrivaient encore des hordes de fuyards terrifiés cherchant asile en territoire haïtien.

Chaque réfugié avait d’épouvantables scènes de boucherie et d’horreur à raconter que reprenaient les journaux haïtiens et les grandes agences de presse internationale. Ils révélaient comment les milliers de cadavres des victimes pourrissaient dans des charniers infects et comment, pour se débarrasser des corps, les soldats dominicains les faisaient brûler ou les empilaient dans des embarcations de pêche avant d’aller les jeter au large. Ils disaient aussi que pour distinguer les Haïtiens des Dominicains, les massacreurs les mettaient en demeure de répéter sans accent le mot cotorrito, ou encore leur montraient une branche de persil, perejil, vocable espagnol contenant la lettre J, la jota, une constrictive vélaire particulièrement difficile à prononcer pour les non hispanophones. Beaucoup de ces rescapés n’avaient eu la vie sauve que grâce à l’entraide et au courage de simples citoyens qui, disaient-ils, affrontant tous les risques, les avaient fraternellement protégés, cachés et aidés à fuir. On apprendra par la suite comment la direction des grandes compagnies sucrières dominicaines avaient refusé de livrer les braceros haïtiens aux éléments provocateurs, lesquels, armés de piques et de machettes, les réclamaient à l’entrée de leurs usines.

Le massacre des Haïtiens mit le pays en état de choc. Outrée, l’opinion répondit avec la plus extrême indignation à l’annonce de ces exterminations, donnant libre cours à sa colère et à son chagrin. Pendant que les ligues charitables organisaient des quêtes dans les églises et faisaient circuler des listes de souscription en faveur des survivants, la jeunesse réclamait une riposte virile afin de sauver l’honneur national qui venait d’être bafoué par le dictateur dominicain. Après avoir décrété la grève patriotique, les étudiants vont manifester devant le Palais national où un président Vincent très ouvert au dialogue vient les haranguer avec conviction et spontanéité. Vincent leur avoue qu’à leur âge et à leur place, il aurait réagi exactement comme eux, c’est-à-dire avec cette fougue et cette pugnacité si caractéristique de la jeunesse toujours prête à se sacrifier pour défendre la patrie menacée. Mais maintenant qu’il portait ses lourdes responsabilités d’homme d’État, il lui fallait manœuvrer de façon réfléchie, réaliste et pragmatique. Haïti, leur dit-il, n’avait pas les moyens humains, matériels et financiers ni son armée les capacités opérationnelles pour soutenir une guerre contre les Dominicains. Les trois mille soldats haïtiens, leur confia-t-il, ne disposaient que de deux heures de munitions et en pareille occurrence, ce serait de la pure folie que de les envoyer affronter au combat l’une des plus fortes armées du continent américain.

Le 15 octobre, le ministre Plénipotentiaire d’Haïti à Ciudad-Trujillo, Evremont Carrié, et le ministre d’État dominicain des Relations extérieures, Joachim Balaguer, signaient un accord que toute la presse dominicaine publia triomphalement et qui représentait un succès diplomatique indéniable pour Trujillo.

Un mois après l’accord du 15 octobre cependant, le  New York Tribune publiait une série de reportages sur la tragédie sanglante vécue par les paysans haïtiens sur la frontière dominicaine. La grande presse sortit alors de son indifférence et reprit cette nouvelle à sensation qui provoqua bientôt un concert de réprobation horrifiée dans l’opinion publique américaine. Le président du comité des Affaires étrangères du Sénat américain, le sénateur Hamilton Fish, condamnaces horreurs et exigea du Département d’État la rupture des relations diplomatiques avec le gouvernement dominicain. Sur ces entre faites, Vincent expédiait une lettre à Trujillo pour se plaindre des lenteurs de cette investigation unilatérale qui n’aboutissait à rien, et à laquelle il désirait maintenant associer des délégués de Cuba et du Mexique. Le dictateur dominicain repoussa avec dédain l’offre de ces nations amies et réitéra la promesse faite à son « grand ami » Vincent de conduire l’enquête avec un haut esprit de moralité et de justice. Au moyen d’artifices juridiques plutôt malhonnêtes, Trujillo persistera ainsi à tergiverser de la façon la plus exaspérante avant que Vincent, impatienté par ces interminables avocasseries diplomatiques, se résigne à mettre en mouvement les procédures de plainte auprès des instances interaméricaines afin de régler le différend. Les représentants des deux pays discutaient d’un règlement à Washington, lorsque, grâce aux bons offices du nonce apostolique délégué à Port-au-Prince et à Santo-Domingo, Mgr Maurilio Silvani, les deux capitales annoncèrent qu’elles étaient parvenues à un arrangement à l’amiable.

Selon cet accord, qui sera signé à Port-au-Prince, le 26 février 1938, Trujillo s’engageait à verser sept cent cinquante (750) mille dollars au gouvernement haïtien, lequel promettait d’employer la somme au mieux des intérêts des victimes. La première tranche de deux cent cinquante (250) mille dollars servit, en effet, à construire des colonies agricoles à Osmond, à Grand-Bassin, à Saltadère, à Biliguy et au Morne-des-Commissaires, où furent relogées quelques-unes des familles rescapées. Trujillo devait payer le solde de cinq cent (500) mille dollars par tranches de cent mille, payable à la fin du mois de janvier de chaque année. En février 1939 cependant, Trujillo obtenait de la part des officiels haïtiens un  rabais de deux cent vingt-cinq (225) mille dollars après qu’il leur eut avancé par anticipation un peu plus de la moitié du solde, soit la somme de deux cent soixante-quinze (275) mille dollars.

La question des dédommagements scandalisa l’opinion haïtienne qui réclama des explications. Le gouvernement s’empressa d’évoquer la grave crise financière qu’il traversait pour se justifier dans l’affaire, mais les citoyens indignés demeurèrent convaincus que les fonctionnaires haïtiens avaient été stipendiés par Trujillo.

Quelque temps plus tard, en effet, la rumeur voulut que le consul dominicain au Cap-Haïtien, Anselmo Paulino Alvarez, avait effectué une visite secrète à Port-au-Prince avec une valise contenant la somme de vingt-cinq mille dollars en petites coupures de dix et de vingt, un butin qui lui aurait servi à acheter les officiels haïtiens véreux. Les accusations de vice vont alors pleuvoir sur Vincent et son entourage. La sœur du président, Résia Vincent, fut accusée de s’adonner au trafic de la vente illégale de main-d’œuvre haïtienne aux grandes usines sucrières dominicaines. Vincent ne devait jamais se remettre du discrédit public que lui coûta le massacre de 1937, et encore moins de son règlement final qui l’éclaboussa d’une flétrissure infamante.

La réaction craintive de Vincent, son attitude pusillanime dans la conduite de cette affaire lui vaudra une déconsidération politique dont il ne se remettra jamais. Quand, à la nouvelle du massacre, le major Arthur V. Calixte, alors en garnison au Cap-Haïtien, prit spontanément l’initiative de se porter sur la frontière à la tête de ses troupes, Vincent le destitua avant même qu’il ne soit parvenu à Ouanaminthe. Bertoumieux Danache, qui fut le chef du cabinet particulier de Dartiguenave, résume d’ailleurs assez bien l’état d’esprit de l’opinion à l’époque : «  Je ne reprocherai pas à M. Vincent, écrit-il, ni l’assassinat de Jolibois, ni l’assassinat de Callard […] mais comment lui par donner sa triste conduite après les vêpres dominicaines où des milliers de pauvres Haïtiens  quinze mille, d’après les évaluations les plus justes ― furent massacrés ? Il ne pouvait, certes, pas bondir sur son chassepot et aller tirer vengeance de ce sang innocent : il n’était pas prêt pour la bataille, bien que notre petite armée ne demandât qu’à marcher, bien qu’une jeunesse frémissante n’attendît qu’un signal de lui pour voler à la frontière. Un acte pourtant s’imposait, un geste était attendu de lui, qui aurait pu, tout au moins, sauver l’honneur : rappeler tambour battant notre ministre à Santo-Domingo, remettre cavalièrement son passeport au ministre dominicain à Port-au-Prince, puis voir venir. Le crime dont furent victimes nos infortunés compatriotes avait soulevé un tel sentiment d’horreur et de réprobation dans les trois Amériques que justice nous eût été rendue. Pas un mot ne tomba de la bouche de M. Vincent. Lui, si fécond en discours, se tapit silencieusement dans son Palais, avalant l’insulte, tremblant dans son pantalon qu’une effervescence populaire ne le culbutât de son fauteuil présidentiel …»

Pour conclure ce triste chapitre, rappelons seulement qu’à l’époque, un quotidien japonais publia un article pour dire que le massacre des Haïtiens de 1937 avait soulevé l’indignation de tous les peuples du monde, sauf… celle du peuple haïtien. C.D.

pour vos idées, suggestions, commentaires : 450-444-7185, 514-862-7185 coindelhistoire@gmail.com


cet article est publié par l’hebdomadaire Haïti Observateur, édition du 17 octobre 2018 et se trouve à la P.4, à : http://haiti-observateur.ca/wp-content/uploads/2018/10/H-O-17-Oct-2018.pdf


Élie Lescot

 

 

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